dimanche 27 août 2017

Patrick Modiano dans les Alpes-Maritimes, vu par Paul Gellings

Exil aux couleurs vives

Patrick Modiano dans les Alpes-Maritimes, vu par Paul Gellings, écrivain et essayiste spécialiste de Modiano 

Promenade le long de la Méditerranée, par Pierre Le-Tan,
en couverture de Dimanches d'août 
Tout en étant profondément Parisien, tant dans sa vie personnelle que dans son univers romanesque, Patrick Modiano a souvent séjourné sur la Côte d'Azur. Plusieurs de ses romans en portent témoignage en raison de références topographiques bien précises, doublées d'une ambiance indéniablement méditerranéenne. Une documentation par ouï-dire paraît sinon peu probable, du moins hypothétique : on connaît le soin méticuleux investi par l'auteur dans ses recherches. Si, dans Voyage de noces, il évoque les lauriers-roses de l'avenue Saramartel à Juan-les-Pins, c'est qu'il est vraisemblablement allé sur place, l'œil attentif, carnet de notes à la main, et qu'il n'a pas manqué de capter l'essentiel de ces lieux que l'on devine on ne peut plus emblématiques pour lui. 

En effet, les Alpes-Maritimes telles qu'elles apparaissent sous sa plume constituent systématiquement une utopie personnelle de refuge et de répit. Prenons Ingrid et Rigaud, les protagonistes de Voyage de noces. Ils ont fui le Paris de l'Occupation et sont descendus au grand hôtel Le Provençal à Juan-les-Pins, où ils jouent les jeunes mariés. Rappelons aussi le narrateur du même livre, vivant, une vingtaine d'années plus tard, un bonheur furtif dans les Alpes-Maritimes : « C’était Cavanaugh qui m'avait entraîné à Juan-les-Pins à cause d'un festival de jazz. […] Nous ne vivions que la nuit. […] Les orchestres jouaient dans la pinède et, le même été, j'ai fait la connaissance d'Annette. En ce temps-là, je crois que j'étais heureux. »

Modiano et ses collègues du jury du festival de Cannes, en 2000
À propos de festival, il ne faut pas oublier celui de Cannes en 2000, lorsque Modiano fut membre du jury des longs métrages, présidé par Luc Besson. L'événement a dû marquer l'écrivain, comme le montre son intervention dans Apostrophes quelques mois plus tard, quand par un geste brusque et un regard amusé il fit allusion à une sévérité, qui, visiblement, ne lui appartenait pas. On l'entendit en outre déclarer que le pin parasol était son arbre favori: « Parce que c'est la Méditerranée. » On se souviendra aussi de sa photo en smoking et, sans doute plus encore, de celle de son chien Douglas, porteur d'une carte d'identité lui donnant accès au festival.

Dans son œuvre, Modiano parle de Cannes dans un livre bien antérieur au festival de 2000: Dimanches d'août (1988), où une virée nocturne à Cannes n'a jamais lieu, à cause de la disparition de Sylvia, compagne et grand amour du héros. Ce dernier restera, suite à ce drame, prostré à Nice, qui, au cours de toutes les mornes années à venir, se transformera petit à petit en ville fantôme, si ce n'est en royaume des ombres. On est, de fait, confronté à un autre Nice, assez inhabituel, qui boude la Baie des Anges et que de bien chimériques gouffres séparent désormais de Cannes. 

C'est dire que, toujours dans Dimanches d'août, Nice se présente sous des dehors plutôt étranges. Malgré force pins parasols, palmiers, eucalyptus, terrasses de café et grands palaces, une atmosphère maussade et pluvieuse porte, d'entrée de jeu, le sceau du désarroi des amoureux en fuite et de leur séparation future. 

Rien là d'exceptionnel. Dans Villa triste, Rue des boutiques obscures et De si braves garçons, le Nice de Modiano semble également privilégier davantage l'abandon et la survie que la sécurité et le bonheur : ceux et celles qui y vivent sont, en général, livrés à eux-mêmes et se trouvent toujours en fin de parcours. Même le dernier chapitre de Livret de famille, qui se cristallise autour d'une certaine paix familiale, « niçoise », s'avère rapidement empoisonné par des souvenirs de guerre et autres traumatismes historiques. 

Le Clézio à Cannes en 1991
D'où vient donc ce Nice si peu festif ? « Les Modiano avaient hérité d'un appartement à Nice où ils passaient pas mal de temps », révéla Le Clézio lors d'un entretien qui eut lieu à Amsterdam à l'occasion de la Semaine du Livre 2004. « Avec ma femme, nous allions quelquefois dîner chez eux. Devant la porte de l'immeuble, un sbire montait la garde pour la protection d'un gangster qui vivait là aussi. » 

L'amitié entre les deux écrivains et leur rapport à Nice sont par ailleurs confirmés par des propos recueillis dans la bouche de Modiano même : « On se voyait souvent à une époque. Mais on s'est perdu de vue. Il avait une vision de cette ville qui m'épatait. […] Il avait la gentillesse de me parler de choses dont il savait qu'elles m'intéressaient. » (Le Figaro, 27-2-1999).
L'emplacement de la résidence secondaire des Modiano n'est pas précisé, mais vu l'intensité avec laquelle Modiano décrit à plusieurs reprises Cimiez et Carabacel, c'est sans doute dans un de ces quartiers-là que leurs conversations se sont déroulées. Il se peut fort bien aussi que les deux écrivains aient arpenté le Vieux Nice ensemble. N'est du reste pas non plus circonscrite la vision de Nice proposée par Le Clézio. Toutefois, connaissant l'ambivalence du dernier vis-à-vis de sa ville natale (cf. Révolutions, 2003), on est fondé à croire que cette vision ne peut pas ne pas charrier les germes des douleurs évoquées par son ami dans Livret de famille et Dimanches d'août. Toujours est-il qu'au même titre que Paris, les Alpes-Maritimes de Modiano sont en définitive une zone d'errance et de transit, invariablement placée sous le signe de l'exil. 

Mais aux couleurs en général plus vives. 

(Article antérieurement paru dans Balade à Nice et dans les Alpes-Maritimes, éditions Alexandrines, 2012)

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